Folklore savoyen : Note sur le deuil des abeilles

FOLKLORE SAVOYEN

NOTE SUR LE DEUIL DES ABEILLES

Quand on est possédé de l’amour de la lecture et qu’à l’âge d’homme la tendance de l’esprit vous pousse instinctivement vers l’étude des sciences plus ou moins exactes, on arrive fatalement à s’imposer une discipline bénévole, mais néanmoins assez exclusive pour le choix de ses lectures; on s’en voudrait presque de consacrer une partie de ses loisirs à la lecture d’oeuvres simplement littéraires et on préfère s’en tenir aux livres très scientifiques pour chercher à s’instruire le plus possible et pour éprouver le plaisir de la gymnastique cérébrale.

Arrivé à l’âge mûr, on s’aperçoit que le bagage des connaissances acquises est encore bien mince et aussi avec effroi on comprend l’immensité inouïe de ce que l’on ignorera toujours; cela ne se constate pas sans amertume ni mélancolie, et il se produit un revirement. Sans les abandonner entièrement, on espace les lectures sérieuses et on ne néglige plus aussi systématiquement les lectures faciles qui représentent un simple délassement d’esprit.

Et encore même en lisant des oeuvres de pure imagination dédaignées jadis, on peut souvent trouver à glaner quelques petites choses à apprendre. C’est la réflexion que je me faisais dernièrement en m’amusant à lire quelques oeuvres de littérature populaire.

Ainsi dans les contes d’un Buveur de bière, de Charles Deulin, on peut apprendre beaucoup sur le folklore du pays flamand. De même le romancier Maurice des Ombiaux, dans ses contes, s’est attaché à dépeindre le pays wallon dont aucune particularité ethnique, folklorique ou légendaire ne lui a échappé. C’est dans sa nouvelle Les Abeilles de Meuse que j’ai relevé quelques renseignements sur les coutumes et observances concernant les abeilles, et rappelant celles pratiquées en nos campagnes de Savoie.

Ainsi en Wallonie comme chez nous, on observe des usages semblables au sujet du deuil des abeilles. Lorsqu’un propriétaire meurt, on doit annoncer la mort à ses ruches.

« Selon la tradition, il faut qu’on fasse connaître aux infatigables butineuses, aux ouvrières vigilantes de la cire et du miel, dès qu’elles ont regagné leur demeure de chaume, le décès du maître et l’avènement de l’autre. Elles doivent savoir pour qui elles travaillent, vont aux calices des fleurs rechercher le pollen subtil pour qui elles distillent l’or de la lumière, l’azur du ciel, le parfum des corolles.

« C’est bien le moins qu’on leur donne cette satisfaction en échange des trésors qu’elles prodiguent.

« Et si l’on y manque elles abandonnent la ruche, l’enclos, la ferme, pour n’y plus revenir. » (1)

La raison de l’abandon de la ruche serait donc d’ordre sentimental, ce qui semble bien humain pour des abeilles.

L’explication est charmante dans sa naïveté, mais vraiment trop marquée d’anthropomorphisme pour être considérée comme valable. Il n’est peut-être pas facile d’en donner une meilleure et certaine sur les motifs qui font agir ces intelligentes bestioles au sujet desquelles Maurice Maeterlinck, l’immortel auteur de La Vie des Abeilles, a écrit :

« Il y aurait encore beaucoup à dire sur la colère des abeilles et sur leurs antipathies singulières. Ces antipathies sont souvent si étranges qu’on les attribua longtemps, qu’on les attribue encore parmi les paysans, à des causes morales, à des intuitions mystiques et profondes. » (1)

Voici encore quelques lignes du même auteur qui peuvent s’appliquer à notre sujet :

« Quoiqu’il en soit, elle est à classer cette légende au nombre de tant d’autres qui croient faire grand honneur aux phénomènes de la nature en leur prêtant des sentiments humains. Il conviendrait, au contraire, de mêler le moins possible notre psychologie humaine à tout ce que nous ne comprenons pas facilement, il conviendrait de ne chercher nos explications qu’en dehors, en deçà ou au-delà de l’homme, car c’est probablement là que se trouvent les révélations décisives que nous attendons encore. »

Pour ce qui regarde en général l’intelligence des animaux, le docteur Grasset la rejette complètement en dehors de la sphère de l’intelligence humaine. Cela ressort d’un article de lui paru dernièrement et très catégorique (2). Cet absolutisme a d’ailleurs soulevé quelques protestations. C’est ainsi que C. Saint-Saëns s’inscrit contre cette opinion et, citant quelques observations faites par lui sur différents animaux (chiens, fourmis), a écrit comme conclusion : (1)

« Rien n’est plus légitime que l’étude d’une psychologie spécialement humaine, que l’affirmation d’une différence profonde entre la psychologie humaine et celle des animaux. Seulement, à mon sens, cette différence si profonde n’est pas absolue. Tout est là. »

On peut être de l’avis de M. C. Saint-Saëns, mais quoiqu’il en soit, on ne peut guère admettre que les abeilles soient accessibles à un sentiment tel que « l’amour-propre » !

Nous devons chercher une hypothèse plus rationnelle pour la raison de l’abandon du rucher.

Au cours d’une enquête faite à Saint-Bon-sur-Bozel afin de procurer quelques renseignements à mon ami Arnold van Gennep qui accumule, depuis quinze ans, des matériaux destinés à élaborer un ouvrage aussi complet que possible sur tout ce qui touche le Folklore Savoyen, travail qui fera l’objet de plusieurs volumes (2), j’ai pu à loisir étudier un peu la question.

À Saint-Bon, en effet, l’observance est très suivie. À la mort du propriétaire du rucher, le nouvel héritier doit aller frapper sur chaque ruche en disant : « C’est moi qui remplace le maître défunt et qui vous soignerai à l’avenir. » Si cette démarche n’est pas faite, les abeilles meurent de chagrin, dit-on. Là encore c’est à une cause d’ordre purement sentimental touchant les abeilles qu’on attribue la perte du rucher.

Dans cette commune très étendue, chaque maison est entourée d’un jardin, et chaque jardin possède son rucher plus ou moins important. Me trouvant là-bas en saison de pleine activité des abeilles, j’eus peu de peine à remarquer, dans trois propriétés différentes, trois ruchers absolument inactifs, qui faisaient contraste. Ayant questionné plusieurs habitants de la localité, la réponse fut, à l’unanimité, que les abeilles de ces trois ruchers étaient mortes parce qu’on avait oublié de les avertir du décès du maître.

Cette unanimité des dires de chacun m’avait frappé et cela avait encore davantage piqué ma curiosité. Il était difficile d’admettre une pure coïncidence !

On est ainsi amené à l’explication suivante, qui est bien simple et qui n’a plus rien à avoir avec les sentiments des abeilles. Si, après le décès du maître, l’héritier pense à faire la démarche de l’avis aux abeilles, on peut admettre que cela implique, ipso facto, que le nouveau propriétaire s’intéresse spécialement au rucher et il est dans les probabilités qu’elles ne seront pas moins bien soignées que par le défunt.

Le nouveau maître aime les abeilles, sa démarche même le prouve; en plus de l’intérêt, ce goût le pousse à leur donner des soins assidus, mais il intervient encore une question d’amour-propre : vis-à-vis des cohéritiers ou commensaux de la ferme, ayant pris officiellement charge des abeilles en pratiquant le rite d’avis, il ne voudra pas qu’il soit dit qu’il a laissé péricliter son héritage ailé.

Au contraire, si la démarche n’est pas faite, cela implique qu’il ne porte pas aux abeilles un intérêt spécial; il pensera peu à s’en occuper, probablement moins que le défunt. Les abeilles seront donc moins bien soignées que par ce dernier et même pas du tout soignées; or, dans ce pays, le climat est assez rude, les froids tardifs, la neige recouvre une très grande partie de l’année toutes les hauteurs et prairies environnantes où les abeilles peuvent trouver la plus grande partie de leur butin; il y a aussi des retours brusques de température basse qui retardent la floraison et nombreuses sont les périodes longues ou courtes pendant lesquelles il faut secourir les abeilles en leur fournissant un complément de nourriture. Bref, un rucher tant soit peu négligé est à peu près condamné à périr.

Nous croyons donc pouvoir conclure que si les abeilles meurent dans le cas examiné, c’est simplement de misère physiologique, par suite du manque de soins assez assidus.

Dans certaines de nos communes (1), le rite d’avis n’est pas pratiqué, mais on met un morceau de crêpe au rucher. C’est une simple variante dudit rite et notre argumentation demeure.

Pour ce que nous avons rapporté concernant les abeilles wallonnes, il faut remarquer qu’il est mentionné un abandon du rucher et non la mort des abeilles.

Nous pensons que là-bas le climat est moins rude et que lorsque les abeilles se trouvent négligées, elles en pâtissent, sans aller jusqu’à en mourir; mais l’instinct les pousse à déserter la ruche, pour chercher ailleurs de meilleures conditions d’habitat.

Cette explication paraît plausible; par extension, celle que nous avons proposée pour interpréter la nécessité du rite de l’avis donné aux abeilles serait tout aussi valable.

C’est une besogne ingrate et tant soit peu cruelle que de disséquer les légendes. Mais encore les abeilles ne m’en voudront pas, si vraiment comme l’a dit Ronsard, elles :

« Portent un gentil coeur dedans un petit corps. »


Mai 1917
L. C.