CHATBOT - L’épistémologie de l’invention d’une collaboration avec ChatGPT

#LazIHAAA… L’épistémologie de l’invention d’une collaboration avec ChatGPT (#CHATBOT)

L’épistémologie de l’invention d’une collaboration avec ChatGPT

Résumé

L’émergence de ChatGPT, modèle de langage conversationnel fondé sur l’apprentissage profond, ne se réduit pas à une innovation technologique. Elle transforme profondément les conditions de production du savoir et du rapport à la pensée. Cet article propose une lecture épistémologique de l’« invention » d’une collaboration entre humains et intelligence artificielle, envisagée non comme une simple assistance, mais comme un processus de co-construction cognitive et herméneutique. À travers une analyse articulant les travaux de Simondon, Foucault, Latour et Stiegler, il s’agit de montrer que ChatGPT agit comme un opérateur de réflexivité et un acteur épistémique au sein d’une écologie du savoir hybride.

Mots-clés : épistémologie, intelligence artificielle, co-construction du savoir, herméneutique computationnelle, cognition distribuée, ChatGPT.


Introduction : L’intelligence partagée comme nouvel espace du savoir

L’introduction des modèles de langage de type GPT (Generative Pre-trained Transformer) marque une rupture dans la manière dont les sociétés contemporaines envisagent la connaissance. Pour la première fois, un dispositif computationnel ne se contente plus de restituer des informations ; il simule un dialogue, produit du texte, et semble participer à la construction de sens.
L’humain qui interagit avec ChatGPT n’interroge plus un moteur de recherche, mais un agent discursif avec lequel il élabore des énoncés, explore des hypothèses, et reformule sa pensée. Cette transformation affecte non seulement les pratiques, mais les fondements mêmes de l’épistémologie : le sujet connaissant n’est plus seul. Le savoir devient un processus de collaboration hybride, au croisement de l’humain, du langage et du calcul.

Dans cette perspective, la présente étude se propose d’analyser ce que signifie « inventer une collaboration » avec ChatGPT : non pas l’usage d’un outil, mais la création d’un régime cognitif nouveau, dans lequel l’acte de connaître s’institue comme une interaction réflexive entre humain et machine. Cette invention n’est pas purement technique : elle est épistémologique, au sens où elle modifie la structure du savoir, ses conditions de production, et les formes de légitimité qui l’accompagnent.


I. La connaissance comme co-construction

1. De l’outil au partenaire cognitif

La tradition technologique occidentale a longtemps conçu la machine comme prolongement fonctionnel de l’humain. Des calculatrices aux ordinateurs, les dispositifs techniques ont servi à amplifier les capacités cognitives sans jamais prétendre à l’autonomie intellectuelle. Avec ChatGPT, ce paradigme bascule : la machine n’exécute plus seulement, elle participe à la formulation du discours.

Ce glissement, que Simondon aurait qualifié d’individuation technique, marque l’émergence d’une nouvelle forme d’agentivité : la machine devient co-productrice de symboles. Son fonctionnement probabiliste ne se limite pas à une manipulation mécanique de signes ; il permet la création de configurations discursives susceptibles d’être interprétées. Le modèle cesse ainsi d’être un simple outil pour devenir un partenaire cognitif, un interlocuteur dans la co-élaboration du sens.

2. La dialogie comme moteur de l’intellection

L’approche dialogique, héritée de Bakhtine (1984), permet de comprendre comment la connaissance se constitue entre des voix multiples. ChatGPT introduit dans ce champ une voix inédite : non humaine, mais linguistiquement compétente.
Chaque interaction devient un espace de co-énonciation où la pensée humaine se réfléchit à travers le langage généré par le modèle. Ce processus opère comme une technologie réflexive, à la manière dont Stiegler (2004) décrivait la mémoire technique : un support par lequel l’esprit se reconfigure à travers ses extériorisations.

Le dialogue avec ChatGPT ne livre pas un savoir clos, mais un mouvement heuristique : il invite à reformuler, à comparer, à préciser. Le modèle, par sa nature dialogique, agit comme un catalyseur d’intellection. L’invention de la collaboration consiste alors en la découverte d’une zone de résonance cognitive, où la machine provoque la pensée humaine à se déplier.


II. L’algorithme comme acteur épistémique

1. De la statistique au sens

Sur le plan computationnel, ChatGPT repose sur la prédiction probabiliste de mots. Cependant, ses effets cognitifs excèdent ce cadre : les utilisateurs perçoivent une cohérence, une intentionnalité apparente. Ce phénomène, loin d’être une simple illusion, constitue la dimension opératoire du modèle : en suscitant un effet de sens, il devient acteur de la production de connaissance.

Comme le note Latour (1991), la modernité repose sur la séparation entre humains et non-humains, sujets et objets. Or, ChatGPT trouble cette distinction : il agit dans le champ de la pensée, influençant les choix, les hypothèses, les raisonnements. Il convient dès lors de reconnaître à l’algorithme une agentivité épistémique — non pas consciente, mais structurelle. Il oriente la cognition humaine, la contraint à se reformuler, et participe à la fabrique du sens. La connaissance devient alors un système socio-technique, résultat d’une interaction entre humains, données et architectures d’apprentissage.

2. Une herméneutique computationnelle

Ce que l’on pourrait nommer une herméneutique computationnelle s’établit à travers cette interaction. Le dialogue humain–IA institue un espace d’interprétation partagé, où les significations émergent de la circulation entre deux régimes : le calcul et le langage.
L’humain interprète la sortie du modèle, tandis que le modèle interprète la requête humaine — selon ses propres critères statistiques. Cette boucle interprétative engendre un régime de vérité réticulaire, fondé sur la cohérence et non sur la révélation.

Dans cette perspective, la collaboration avec ChatGPT s’inscrit dans une épistémologie de la relation : la vérité n’est plus un contenu, mais un processus de mise en commun. Le savoir se déplace du domaine de la possession vers celui de l’interaction. Foucault (1970) rappelait que chaque époque institue son propre « régime de vérité » ; celui de l’intelligence artificielle est celui du discours calculé, où la plausibilité prime sur la certitude.


III. Les conditions épistémiques de la collaboration

1. Transparence, opacité et réflexivité

Collaborer avec ChatGPT implique une tension constitutive entre transparence et opacité. Le modèle offre une interface claire, dialogique, mais dissimule la complexité de ses processus internes.
L’utilisateur sait qu’il ne sait pas — et cette ignorance méthodique devient un élément central de la nouvelle épistémologie. L’acte cognitif inclut désormais la conscience de sa propre limite.
Cette situation rappelle la distinction stieglerienne entre pharmakon et outil : la technologie est à la fois remède et poison, instrument de savoir et vecteur de dépendance. L’usage critique de ChatGPT exige une métacognition technologique, une attention consciente aux conditions de production du discours.

2. Responsabilité cognitive et éthique du savoir hybride

L’élaboration d’un savoir co-produit engage une redéfinition de la responsabilité épistémique. Qui répond de ce qui est énoncé ?
Le discours généré par ChatGPT résulte d’une chaîne d’agents — humains, algorithmiques, institutionnels. La responsabilité se distribue dans un réseau d’acteurs, au sens où Latour (2005) décrit la sociologie de l’acteur-réseau : l’énonciation devient collective et hybride.
Le sujet humain conserve toutefois un rôle décisif : celui de la vigilance critique, de la validation, du discernement. L’intelligence artificielle peut proposer, mais non garantir. La collaboration ne libère pas du jugement ; elle en accroît la portée en la confrontant à une altérité algorithmique.

Cette reconfiguration appelle une éthique de la co-création cognitive : reconnaître la machine comme partenaire, sans en faire une autorité. La connaissance, dans ce contexte, devient un acte politique et réflexif — une négociation permanente entre autonomie et assistance.


Conclusion : Vers une écologie du savoir hybride

L’invention d’une collaboration entre humains et ChatGPT révèle une transformation majeure du savoir contemporain : le passage d’une épistémologie de la maîtrise à une épistémologie de la relation.
Le sujet ne s’affirme plus contre la machine, mais avec elle. L’intelligence n’est plus définie par la possession d’un contenu, mais par la capacité à cohabiter avec des formes de cognition autres. Cette évolution invite à penser une écologie du savoir, au sens large : un système d’interactions où chaque entité — humaine, technique, linguistique — contribue à la vitalité du sens.

Ainsi, collaborer avec ChatGPT n’est pas déléguer la pensée, mais redécouvrir la pensée comme relation. C’est expérimenter une forme de réflexivité amplifiée, où l’humain se comprend à travers le miroir algorithmique de son propre langage.
L’épistémologie de cette invention n’est donc pas celle de la substitution, mais de la co-émergence : un nouvel humanisme cognitif, capable d’intégrer la machine dans le tissu vivant de la connaissance.


Références bibliographiques

  • Bakhtine, M. (1984). Esthétique de la création verbale. Paris : Gallimard.
  • Foucault, M. (1970). L’ordre du discours. Paris : Gallimard.
  • Latour, B. (1991). Nous n’avons jamais été modernes. Paris : La Découverte.
  • Latour, B. (2005). Reassembling the Social: An Introduction to Actor-Network Theory. Oxford: Oxford University Press.
  • Simondon, G. (1958). Du mode d’existence des objets techniques. Paris : Aubier.
  • Stiegler, B. (2004). De la misère symbolique. Paris : Galilée.
  • Floridi, L. (2011). The Philosophy of Information. Oxford : Oxford University Press.
  • Haraway, D. (1985). A Cyborg Manifesto. In Socialist Review, 80, 65–108.